Article sur Autour de Maïr
De quels féminismes parlons nous ? Réponses au pays de Colette avec "Autour de Maïr", film québécois réjouissant
par
Sylvie Braibant
15 OCT 2016
TV5MONDE- Quebec
Terriennes
L'actualité de la condition des femmes dans le monde
Festival international des écrits de femmes
Un lion veille au bon accueil des festivaliers devant le Musée Colette où se tient chaque année le Festival des écrits de femmes
Chaque automne, le Festival international des écrits de femmes fait le plein à Saint Sauveur en Puisaye, village natal de Colette, au centre de la France. Les 8 et 9 octobre 2016, les festivaliers étaient conviés à réfléchir au féminisme, singulier et pluriel. "Autour de Maïr", hymne à un féminisme chaleureux, leur a fourni une belle matière.
Entre une brillante causerie sur la nécessité d'aborder avec bon sens le fait religieux de la philosophe-psychanalyste-romancière Julia Kristeva et une passionnante discussion sur le féminisme (ou pas) de Colette, quintessence d'activiste dans sa vie et ses oeuvres, à l'opposé de ses déclarations, un film permettait de se frotter à la pluralité des combats féministes en ce début de 21ème siècle. Un documentaire projeté lors du Festival international des écrits de femmes (FIEF), à Saint Sauveur en Puisaye, charmant village natal de Colette.
Retrouver notre reportage sur l'édition 2015 du FIEF dans Terriennes :
Féministes et passeuses de culture
"Autour de Maïr" revient, avec délicatesse et maîtrise cinématographique, sur le parcours d'une femme exceptionnelle qui a introduit au Canada, et singulièrement au Québec, les études de genre dans la littérature, en impulsant les recherches sur les autrices locales ou d'ailleurs. La force du film tient sans doute aussi à la rencontre entre l'universitaire et la réalisatrice, toutes deux riches de plusieurs mondes : Maïr Verthuy née au Pays de Galles, dans une famille de mineurs, et devenue une brillante et généreuse chercheuse québecoise ; Hejer Charf, réalisatrice et productrice, née en Tunisie, qui "se joue des frontières". Les deux sont indiscutablement des "passeuses de culture".
Maïr Verthuy dans le film de Hejer Charf.
Maïr Verthuy est aujourd'hui à la retraite, elle n'en est pas moins une redoutable dialecticienne à l'énergie communicative. Lorsqu'en 1966, elle intégra l’université Concordia de Montréal, pour y enseigner l'histoire de la littérature française, Maïr Vertuhy était une voix féminine solitaire dans ce département prestigieux.
Patiemment, armé de son sourire, elle y introduit l'étude d'autrices francophones, sans exclusive : les écrits classiques comme les oeuvres post-coloniales d'écrivaines nées dans l'ancien empire français, ou celles des Québécoises passées sous silence. Et surtout, elle impulse l'ouverture de l'Institut Simone de Beauvoir au sein de l'université, même si aujourd'hui elle regrette, en souriant ironiquement, dans le documentaire de Hejer Charf, que la célèbre existentialiste française ait donné son nom à ce sanctuaire de l'écriture au féminin. Maïr Verthuy est souvent et malicieusement politiquement incorrecte.
La cinéaste semble s'être régalée de ce dialogue à bâtons rompus, enrichi d'échanges avec celles et ceux qui ont appris ou travaillé aux côtés de cette chercheuse de pépites littéraires, celles qu'elle a révélées dans l'ombre de la recherche.
Combats de femmes et dissonances
Lors de la projection au musée Colette de Saint Sauveur en Puisaye, à l'occasion de la 4ème édition du Festival international des écrits de femmes, la salle était comble. Mais nombre de spectatrices et spectateurs furent (salutairement) dérangés par une approche à laquelle, en France, le courant féministe historique du MLF reste hostile.
Les féministes canadiennes, nord américaines, anglo-saxonnes en général, comme Maïr Verthuy, préfèrent le pragmatisme, la diversité, les accommodements raisonnables et culturels, à l'universalisme laïciste des Françaises. La récente querelle autour du port du burkini en France, en a témoigné, une fois de plus.
Ces divergences se font entendre frontalement dans le documentaire de Hejer Charf. On y entend la voix forte de l'Algérienne Wassyla Tamazali accuser d'ethinicisme ses alter-ego canadiennes, par trop de relativisme. En retour, des chercheuses, telle Maïr, critiquent les réflexes toujours imprégnés de colonialisme en France dès qu'il s'agit des droits des femmes, avec ce "faites comme nous vous disons de faire". Ces divergences intéressent au plus haut point la réalisatrice.
La réalisatrice Hejer Charf et "l'héroïne" de son film Maïr Verthuy. La réussite du documentaire tient aussi à cette amicale complicité entre les deux femmes
Nous nous sommes entretenues avec Hejer Charf, une rencontre par mail et téléphone, des deux côtés de l'Atlantique.
Je crois fermement que l’imaginaire, la création, « les armes de la poésie », sont les moyens les meilleurs pour résister aux obscurs.
Hejer Charf, cinéaste
Il semble que dans votre parcours de femme et de réalisatrice, cela fait longtemps que vous vous attachez à la condition des femmes. Est ce vrai ?
Hejer Charf : Dans mon parcours de réalisatrice il y a la femme que je suis qui est “le vent qui ne veut jamais rester dehors.”, comme écrivait Kateb Yacine dans Nedjma. La religion ( l’islam) et le pays arabe ( la Tunisie) où je suis née et aussi le monde où nous vivons, posent tous leurs poids sur les femmes. Le corps des femmes est le champ de bataille de tous les pays et toutes les causes : du combat pour la démocratie en Tunisie jusqu’à la campagne électorale aux États-Unis…
Tunisienne, canadienne, et peut-être aussi européenne, vous êtes à cheval sur plusieurs histoires, culturelles, sociales ou politiques. Est ce pour cela que votre film Autour de Maïr va et vient entre la France et le Québec ?
Hejer Charf : J’aime, je vis et travaille dans cette pluralité culturelle et politique que le Québec et le Canada me permettent de cultiver et d'entretenir. Mon film va et vient entre le Québec et la France parce qu’il parle de littérature francophone au féminin. Maïr a mis en lumière et introduit les livres des écrivaines québécoises à l’université canadienne, et aussi des écrivaines françaises (Hélène Parmelin, Jeanne Hyvrard..), des écrivaines algériennes ( Assia Djebar). Au Québec, on a même instauré cette année la journée Assia Djebar !
MaÏr vient d’une famille de mineurs. Et vous-même ?
Je suis née à Tunis. Mon père était avocat, je suis donc née dans un milieu plutôt privilégiée par rapport à la Tunisie. Mais en même temps on se rejoint sur beaucoup de choses avec Maïr. Elle est née chez des mineurs qui lisaient beaucoup. Elle n'avait que des frères qui sont tous allés à la mine. Quand ils ont compris à quel point elle était brillante, ils ont exigé qu'elle aille à l'université. Elle est née dans une famille féministe. Moi aussi, j'ai pu faire ce que je voulais, voyager, ne pas suivre le le chemin de ma mère qui était une femme au foyer ou celui de mes soeurs.
Au Canada, j'ai trouvé un pays citoyen, une ouverture pour me faire une place professionnelle, en tant que femme, arabe, musulmane.
Maïr Verthuy, qui aime tant rester en retrait, a-t-elle été difficile à convaincre pour le film ?
Je connais Maïr depuis 18 ans. Chaque fois que je lui parlais du film, elle ne me disait pas non mais "et si tu le faisais plutôt sur Hélène Parmelin" (romancière et essayiste française que Maïr Verthuiy a contribué à faire connaître, ndlr). Ce qui est génial, c'est la générosité de Maïr, elle veut s'effacer derrière celles dont elle estime, comme Hélène Parmelin, qu'elles n'ont pas été reconnues à leur juste valeur. J'ai presque dû ruser pour l'amener là où je voulais. Et elle m'a envoyé une caisse de 40 romans d'Hélène Parmelin ! C'est pour cela que le film s'appelle "Autour de Maïr".
Vous vous définissez comme passeuse, et finalement, entre les féministes canadiennes et les Françaises, le courant ne passe pas toujours, y compris dans votre documentaire.
Hejer Charf : Ce va et vient (surtout littéraire) entre ces deux terres francophones n’est pas très égalitaire. Les écrivaines québécoises s’intéressent et connaissent les écrivaines françaises qui font partie de leurs références et leur histoire intellectuelle. Le contraire n’est pas vrai ; j'en eu la confirmation lors de la sortie du film à Paris, en juin dernier. Si j’ai pu servir de passeuse dans ce domaine précis alors je m’en réjouis parce que la littérature des femmes décrit une vision du monde, un point de vue esthétique, politique. À travers cet imaginaire, on peut entrevoir où en est le féminisme, la condition des femmes aujourd’hui.
Comment a été reçu votre film au Canada ? L'histoire de Maïr était-elle connue ?
Hejer Charf : Au Québec, le film a été souvent accueilli avec beaucoup d’émotion que je n’arrive pas vraiment à expliquer. Beaucoup étaient touchés par le parcours de Maïr et des écrivaines. On a présenté le film à Alger, l’ambassadrice du Canada en Algérie pleurait et était très émue en me disant: « C’est mon histoire ». Maïr est très connue dans le milieu féministe au Canada et au Québec. Je suis une immigrante qui a parlé d’une autre immigrante qui a contribué à l’histoire du Québec, du Canada et du féminisme. Je me retrouve dans le parcours de Maïr parce qu’il est dicté par un humanisme, un ailleurs et jalonné de plusieurs langues, plusieurs pays, plusieurs cultures, plusieurs exils. Elle a donné de la visibilité à plusieurs femmes et moi à mon tour j’ai voulu la mettre en lumière.
Je suis une immigrante qui a parlé d’une autre immigrante qui a contribué à l’histoire du Québec, du Canada et du féminisme
Hejer Charf
Lors de la projection en France au Festival international d'écrits de femmes, des féministes "historiques" françaises, se sont senties heurtées par certains propos de Maïr. Comprenez vous pourquoi ?
Hejer Charf : L’histoire du féminisme en France est différente de l’histoire du féminisme du Québec où la religion était présente jusqu’aux années 1960, un îlot francophone nord-américain dans un océan anglophone. À cause ou grâce à cet aspect minoritaire, le Québec a cultivé sa singularité. Il est différent de la France et du Canada anglophone. Dans le même temps, il contient les deux : l’universalisme et le pragmatisme. La charte des valeurs, les accommodements raisonnables sont des débats, des polémiques qui ont eu lieu seulement au Québec. Le reste du Canada ne comprenait pas trop de quoi on parlait ! Je vais souvent à Vancouver où on me pose beaucoup de questions sur nos débats au Québec. Pour moi Maïr est le parfait exemple de ces deux mondes : Galloise, nourrie de culture d’abord anglophone ensuite francophone. C’est grâce à elle que beaucoup d’écrivaines québécoises ( Madeleine Gagnon et bien d’autres) sont traduites en anglais. On l’appelle la faiseuse. Son féminisme est très imprégnée du pragmatisme anglo-saxon.
La réalisatrice Hejer Charf dit d'elle-même : "C’est dans le passage que je suis entière. Le passage d’une culture à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une ville à l’autre, d’une religion à l’autre, du réel au fictif. Je voudrais situer mes films entre deux frontières toujours dans un élan de passage et d’ouverture. Mon prénom Hejer se prononce « Et j’erre » "
Comme néo-québécoise, je comprends parfaitement pourquoi elle voulait donner un nom d’une féministe québécoise à l’Institut Simone de Beauvoir. Elle a proposé le nom de Thérèse Casgrain : une grande figure politique et féministe qui a combattu pour le vote des femmes et qui a fondé La Fédération des femmes du Québec en 1966. J’ai compris la proposition de Maïr en faisant le film. J’ai assisté à de longues « disputes » entre Maïr et ses amies beauvoirennes dont Liliane Kandel et Wassyla Tamzali qui sont dans le film. Je l’ai résumé par une séquence muette en noir et blanc, en accéléré. Maïr ne voue pas un culte pour Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. Elle l’a lu quand elle vivait en Angleterre où la condition des femmes était plus avancée et elle ne l’a "pas trouvé révolutionnaire", comme elle dit. On en a parlé à plusieurs reprises et je voulais restituer sa façon très directe, sans ambages, emportée parfois de dire les choses.
Moi j’ai lu Le Deuxième sexe en Tunisie (sous Bourguiba), je faisais à l’époque un mémoire sur les écrits féminins. J’ai adoré le livre, je ne me suis pas identifiée à plusieurs thèmes dans le livre qui n’avaient pas de résonance dans ce que je vivais. Je l’ai aimé surtout parce qu’il m’a ouvert un cadre théorique et une analyse féministe de la psychanalyse et de la littérature écrite par les hommes, d’un point de vue très masculin. Adolescente j’ai lu Nadja d’André Breton et c’était un choc esthétique et poétique ; comme si j’entrais dans un errance, un rêve… J’étais troublée -et en quelque sorte intellectuellement d’accord- avec la critique de Beauvoir de Breton. Mais j’ai tellement aimé Nadja -que je n’ai jamais relu- et de ce souvenir de lecture adolescente, j'ai appelé ma compagnie de production, Nadja.
Voilà pour l’anecdote mais le film parle surtout de littérature. Maïr est férue de littérature et elle en a fait un ardent combat féministe. Je crois fermement que l’imaginaire, la création, « les armes de la poésie », sont les moyens les meilleurs pour résister aux obscurs. En faisant Autour de Maïr, je voulais donner la parole à des femmes de lettres, des professeures, des féministes que l’on ne voit pas souvent à l’écran.
Les tensions entre féministes des deux côtés de l'Atlantique se sont accentuées cet été à l'occasion de la polémique autour du burkini. Mais il semble qu'elles aient surgi aussi au Québec.
Hejer Charf : Malheureusement de la France, on n’importe pas que la littérature, on importe aussi des polémiques rances, qui sentent mauvais et fort de la droite. La Coalition Avenir Québec ( La CAQ), un parti bien réactionnaire qui prévoit un test des valeurs pour les nouveaux immigrants a brandi le Burkini comme une menace à l’identité québécoise et un danger terroriste. Bien sûr que je ne suis pas pour le burkini mais que des politiques de droite s’en servent pour discriminer encore plus des individus, des peuples et une religion… C’est inacceptable.